Etat d'urgence sanitaire, vers une crise des libertés ?

21/04/2020

[Série] Regards croisés de chercheurs sur le Covid-19 : droit. Professeur de droit public, spécialisé en droit administratif, Nicolas Chifflot s’est intéressé à la Loi du 23 mars 2020 « d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 ». Une loi préoccupante du point de vue des nombreuses libertés auxquelles elle porte atteinte et qui interroge sur un régime d’exception de plus en plus utilisé par le gouvernement depuis 2015.

« La loi du 23 mars instaure un nouveau régime d’exception dit d’état d’urgence sanitaire. Inspirée de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, cette loi crée un cadre législatif spécifique restreignant certaines libertés comme celles d’aller et venir, de réunion et d’entreprendre. Prévue pour être appliquée deux mois à partir de son adoption, elle pourra être prolongée de mois en mois », explique Nicolas Chifflot, directeur-adjoint de l’Institut de Recherches Carré de Malberg (IRCM) pour qui la pérennité de l’État de droit dans lequel le système juridique assujettit la puissance publique est en jeu.

Des garde-fous fragiles

Ce dernier évoque un régime justifié par la situation exceptionnelle mais préoccupant au regard de la nature et l’étendue des pouvoirs accordés aux autorités administratives . « C’est par exemple le premier ministre qui, par un décret, a fortement limité tous les déplacements. » Des pouvoirs qui interrogent sur le niveau de garanties face aux autorités en charge de leur mise en œuvre. « Les garde-fous sont fragiles voire inexistants. En cas d’excès ou d’abus, il sera difficile pour le juge d’exercer un contrôle rigoureux en raison des termes vagues de la loi et de l’absence d’obligation de motivation spéciale aux fins de s’assurer du caractère exceptionnel et de la visée strictement sanitaire des mesures d’exception adoptées. »

Autre problème : « Alors que le pouvoir exécutif est autorisé à agir vite et fort, le contrôle exercé par le Parlement est tout à fait insuffisant tandis que les juridictions de notre pays sont forcées de ralentir et de suspendre leurs activités. » Ainsi, pour l’heure, « la loi déclarant l’état d’urgence sanitaire n’a toujours pas été déférée au Conseil constitutionnel. »

L’exceptionnalité ne doit pas devenir une réponse pérenne

Et ce alors même qu’un autre choix était possible. « Sans modifier le cadre législatif, le gouvernement aurait pu s’appuyer sur le code de la santé publique, comme il l’avait fait au début de la crise ou compléter les dispositifs existants en précisant les mesures autorisées et en les complétant. Mais il a fait un choix plus extrême. »

« Faut-il ajouter à la crise sanitaire, une crise des libertés ? », s’interroge Nicolas Chifflot évoquant un recours de plus en plus fréquent à l’état d’urgence depuis les attentats de 2015 avec comme crainte une contamination du droit commun par des dispositions censées être temporaires. « Quand la phase aigüe sera passée, il faudra mener un débat sur le maintien de ce régime d’exception. Se demander comment éviter de recourir à chaque crise à de telles privations de libertés afin que l’exceptionnalité ne devienne pas une réponse pérenne aux insuffisances des politiques publiques qui ont entrainé notamment une impréparation au niveau des hôpitaux. Les libertés ne doivent pas être une variable d’ajustement. »

Marion Riegert

« Des atteintes systémiques aux droits fondamentaux »

Citation

Dans ses observations transmises au premier ministre et aux parlementaires concernant le projet de loi d'urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) explique que : « Ce projet de loi organise des atteintes exceptionnelles et systémiques aux droits fondamentaux qui justifient que la CNCDH puisse, par la voix de son président, s’exprimer sur son contenu au regard de la mission qui lui est confiée. Si la situation de catastrophe sanitaire, mettant en péril une partie de la population et la vie de la nation, peut justifier des limitations des droits et libertés, il convient de s’assurer que ces dernières sont strictement nécessaires, adéquates, et proportionnées aux circonstances, et présentent des garanties pour éviter l’arbitraire. Il convient également de s’assurer que les droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables, atteintes par la catastrophe sanitaire elle-même, soient effectivement protégés dans ce contexte »,

Regards croisés de chercheurs sur le Covid-19

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